Les corbeaux c'est bien ! [DONE]

Tout commençait très bien. Non, sérieux ! À part le principe (moyennement sympathique, avouons-le) de ne jamais avoir connu ses parents, la vie de Luth commençait très bien. Élevé par les deux aînés, dans une ville qui ne les laisserait jamais mourir de faim, il ne pouvait qu'être heureux. Tout n'était pas toujours facile à proprement parler : ils changeaient souvent d'endroit où dormir, histoire de ne pas trop déranger les gens chez qui ils logeaient (à sept, quand même) ; il n’y avait que rarement suffisamment à manger pour tout le monde ; et Luth n’aimait pas, mais alors pas du tout l’école. Il tentait de ne pas trop faire de vagues pour épargner du souci à ses frères, mais tout jeune déjà il n’hésitait pas à chiper les bijoux des dames pour les leur rendre ensuite.

L’animal de Luth étant un corvus corax, ou grand corbeau (D’ailleurs les animaux de ses frères sont tous des oiseaux : Aigle royal, faucon pèlerin, chouette hulotte, mouette rieuse, hirondelle rustique et grand-duc d’Europe, du plus âgé au plus jeune.), il passait son temps à courir partout à sa suite, se faufilant hors des salles de classe jusqu’à ce qu’on se décide à l’attacher à sa chaise. Et même comme ça, il n'écoutait bien ce qu'il voulait. Mais ses frères lui ont fait rentrer l'écriture, la lecture et l'algèbre à coups de pied au cul. Ça, et la soif de lecture, aussi, calmant un peu son envie de tout escalader et tout explorer. Il se posait dans les arbres et lisait sagement, le corbeau toujours près de lui. Il n'était pas bon élève car il était premier à sortir, dernier à entrer, toujours à foutre le bordel, mais était loin d'être stupide. C'est bien pour ça que ses frères lui passaient tout.

C'est un gamin dégourdi qu'a créé la campagne. Jamais sans ressources, il a été bien heureux de ne pas être mis de côté par ses frères lorsqu'ils ont investi une vieille grange pour en faire leur maison. Il a eu le droit de participer aux divers travaux, s'est retrouvé plutôt adroit avec un marteau et des clous, une scie, du papier de verre, et a lancé -bien malgré lui mais personne ne l'a cru- une bataille de peinture vers la fin des travaux. La fin de l'errance se profilait au fur et à mesure que leur nid prenait forme.

Le bonheur aurait pu durer longtemps. Pour des dizaines d'années, même. Mais autant le déclenchement des pouvoirs du plus jeune n'avait surpris personne, autant lui était devenu l'enfant chéri du vent. Il a recommencé à passer son temps dehors après la découverte de son don. Ses frères n'étaient pas vraiment surpris par la situation : c'était prévisible, vu le caractère du gosse. Ce qui l'était moins, cependant, c'est la puissance de ce don et la convoitise qu'elle suscitait. Ses camarades étaient envieux, mais comme le sont des enfants, de manière inoffensive. Venant des adultes, cependant, cette attention s'avérait problématique. Très souvent, Gan retrouvait son petit frère en train de parler aux inconnus à la sortie de l'école, et si un regard noir suffisait généralement pour les éloigner, il a préféré demander directement à ses frères de toujours venir chercher le petit après les cours.

Malheureusement, cette très bonne idée n'a pas vraiment eu d'effet. Luth leur filait toujours entre les doigts au bout d'un moment, même s'il les aimait fort. Et c'est par l'un de ces fameux défauts de surveillance qu'il s'est soudainement retrouvé très loin de chez lui. Une très charmante dame de passage en ville lui avait dit qu'il pourrait récupérer tous les chocolats qu'il voulait pour ses frères, il l'avait donc suivie. Oui, c'était stupide, et il avait bien réfléchi, en se disant qu'il s'en sortirait si c'était une escroquerie... Mais il ne s'en était pas sorti.

En se réveillant dans un endroit inconnu, il aurait préféré mourir. Le sentiment n'avait pas duré. Il était trop occupé à s'enfuir de la cage dorée où on l'avait enfermé depuis deux jours à peine pour se soucier de son envie de vivre. Il avait surtout envie de rentrer. Mais où ? Ah, ça lui apprendra à ne pas suivre ses cours de géographie, tiens... Soren-Tar n'était sûrement pas censée être faite pour lui.

Elle le fut. Il était dépouillé de tout, comme beaucoup de gens ici, mais s'en souciait peu. Il ne truandait pas, mais n'avait aucun scrupule à voler pour manger. Après tout, les gens ici n'étaient pas sympathiques, ils ne s'arrêtaient pas pour l'aider, lui crachaient dessus s'il pouvait. Son esprit mesquin s'était développé dans ces instants particuliers. Il n'a pas perdu son bon fond, aidant les gamins quand il le pouvait, les faisant souvent passer avant lui, mais ne se souciait pas plus que ça des autres. Il cherchait simplement à rassembler suffisamment de vivres pour repartir chez lui.

L'enfant chéri du vent se retrouvait enfermé dans cette ville minière qui pue, polluée et crasseuse. Khan, son corbeau, finit par le pousser à sortir. Pourquoi ? Il dépérissait. L'air frais lui manquait, et si le pouvoir de son maître l'aidait un peu, ce n'était pas suffisant. Corbeau sur l'épaule, il était parti voler un cheval, des vêtements à un noble et une sacoche pleine de trucs... Qu'il avait majoritairement distribué, échangé ou vendu contre de quoi manger et un bon couteau qui ne le lâchait plus.

Et il était reparti, lâché dans la nature. Il avait une vague idée de sa direction, mais cette fois-ci, après plusieurs années loin des siens, un soulèvement du peuple et des souffrances physiques sans fondement, il rentrait chez lui. Tout commençait très bien.